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Plus tard, assis tous les deux au fond du lit étroit avec une bouteille de vin rouge de Californie que Bob avait enveloppée dans un sac de jute, ils échafaudèrent des projets. Mon frère déclara qu’il en avait assez d’être pauvre, assez d’être traité comme du bétail et qu’il voulait frapper un grand coup au lieu de se borner à réagir aux actions des chemins de fer. Eugenia lui assura que Bryant et Newcomb étaient tellement aux abois qu’ils étaient prêts à tout et que ce serait Emmett qu’il serait nécessaire de convaincre – même si elle avait l’intuition que j’avais envie de me faire un nom et de réussir un coup qui me garantirait un joli pactole, histoire de ne plus avoir à me lamenter d’être fauché.
Le lendemain matin, ils prirent le train pour Wharton – Bob dans une voiture non-fumeurs, propre et rasé, une selle sous le pied et un cheval dans le fourgon à bestiaux ; Eugenia dans la voiture fumeurs, vêtue du costume avec lequel Bob avait été photographié, les cheveux oxygénés, lissés en arrière avec de la pommade, ressemblant à un homme à femmes.
Bob s’installa sur un banc devant la gare de Wharton avec le journal du cru, tandis que l’homme avec qui il avait pris pied sur le quai entrait pour discuter avec l’employé des messageries. « Bonjour !» s’écria Miss Moore, mais ce fut tout ce que Bob entendit. On débarqua son cheval par la rampe de la bétaillère en le cajolant ; Bob le fit boire, dessilla les paupières de l’animal, collées par le sommeil, et le sella. L’homme qui portait le costume de mon frère ressortit et se dirigea vers la pompe à eau avec une louche. Bob fît de même avec une gourde.
« Comment ça se passe, là-dedans ? s’informa-t-il.
— Je lui ai raconté que j’étais un agent des télégraphes de New York et que j’étais ici pour soigner mes poumons au bon air de l’Ouest. Il m’a confié qu’un transfert de fonds allait avoir lieu à bord du Santa Fe-Texas Express, qui fera halte à Wharton à dix heures et demie le 9. » Elle but, s’essuya la bouche sans façon, comme un homme, et afficha un sourire. « Il m’a paru un rien méprisant. Je crains qu’il ne me trouve efféminée. »
Bob sourit et reboucha sa gourde.
« Il ne me connaît pas comme tu me connais », ajouta-t-elle.
C’était le 6 mai. Le 9, Bob, Newcomb, Bryant et moi avons emprunté sur nos montures la piste de terre reliant la bicoque de Newcomb, près de Guthrie, aux parcs à bestiaux au sud de Wharton, qui n’était qu’un patelin à vaches comptant cinq ou six boutiques en planches brutes. C’est plus grand maintenant ; ça a été rebaptisé Perry. Nous étions tous les quatre habillés de chemises en chambray, de jambières râpées et de foulards rouges vrillés autour du cou. Nous avons suspendu nos éperons à la corne de nos selles, attaché nos chevaux à la barrière de l’enclos à bétail de la gare et remonté les voies aux environs de dix heures en chargeant nos revolvers dans l’ombre des bâtiments.
Bryant boitait salement et traînait la patte à chaque pas. Il avait déjà son foulard sur le nez, ce qui nous aurait trahis si quiconque avait été éveillé en ville. Il a remarqué que Bob observait son infirmité.
« Une putain m’a refilé la chtouille. J’ai les couilles grosses comme le poing et la braguette verte de pus le matin. J’en chiale quand je pisse. Il paraît que tu peux te retrouver avec des plaies suppurantes et des chancres gros comme des cerises. Je préférerais encore me faire sauter la mâchoire avec un fusil de chasse ! » Il a adressé un regard à Bob. « Tu vois ce que je veux dire ?
— Quand tu voudras en finir, préviens-moi et on ira faire un tour ensemble derrière la grange, a répliqué Bob. Mais ne fais pas le con rien que pour partir en beauté. »
Ne sachant trop quelle mine adopter, Bryant a souri sous son foulard.
« Tu ne tues personne, c’est compris ? a insisté Bob. Si tu tiens à ce qu’on t’abatte, je m’en chargerai. J’ai pas besoin d’un meurtre sur le dos en plus du reste. »
Il a fixé Bryant jusqu’à ce que celui-ci se détourne en maugréant :
« Holà, je voudrais surtout pas contrarier qui que ce soit. Jamais de la vie. »
Bitter Creek et moi avons poussé jusqu’à la gare. Un voyageur aux vêtements tachés dormait sur un banc vernis. Le préposé de nuit aux billets et au télégraphe, un jeune garçon dont le nom n’est pas resté dans les mémoires, astiquait ses souliers du dimanche. Newcomb lui a demandé la louche dont Eugenia s’était servie et est allé jusqu’à la pompe en reconnaissance ; j’ai examiné les avis de recherche concernant trois autres hommes, ainsi qu’un autre, jaunissant, qui décrivait les Dalton. Je me suis approché du comptoir et m’y suis accoudé, bras croisés.
« Plutôt calme », ai-je commenté.
Le garçon a inspecté la chaussure qu’il briquait, au bout de sa main.
« Vous avez votre billet ? » s’est-il informé.
Je n’ai pas répondu. Newcomb est revenu en essuyant l’eau qui perlait dans sa moustache et sa barbiche rousses et nous sommes repartis.
« Les forces de l’ordre doivent être au lit à huit heures dans le coin, a annoncé Newcomb. J’ai parcouru toute la grand-rue et j’ai pas entendu un matelas grincer. »
J’ai baissé les yeux vers lui.
« D’après toi, comment il a fait pour se retrouver guichetier à même pas seize ans ?
— Peut-être que c’est pas si difficile que ça, Emmett. Peut-être qu’il a simplement répondu à une annonce. Tu veux que je demande un formulaire de candidature pour toi ?
— Ça m’a pas l’air désagréable, comme vie. Je parie qu’il doit avoir un beau costume bleu chez lui. Et pouvoir prétendre à une pension des chemins de fer. Je parie qu’il a même une boîte à sandwichs noire qu’il emporte tous les matins au boulot. Personnellement, je cracherais pas là-dessus. »
Bryant était accroupi au nord du ballast, près du poste d’aiguillage à la jonction des voies, et fumait une cigarette brunâtre. Bob était appuyé à la potence à laquelle on suspendait le sac postal, sa montre de gousset ouverte dans la main. Je l’ai rejoint et Newcomb a traversé les voies pour s’asseoir dans l’herbe noircie par la suie, adossé à un tas de vieilles traverses.
Bob a regardé dans la direction d’où le Santa Fe-Texas devait arriver.
« Je me rappelle, la première fois que j’ai pris le train. Les fermiers s’arrêtaient de labourer et leurs épouses sortaient de la maison en se séchant les mains dans leur tablier. Les gosses se plantaient en rangs dans l’herbe jaune au milieu des champs et ils agitaient les bras à n’en plus pouvoir.
— Ça va être quelque chose, hein, quand la nouvelle parviendra jusqu’en Californie ! me suis-je réjoui, passant du coq à l’âne. Les détectives des chemins de fer seront furibards. Grat va tellement se bidonner qu’il en aura les larmes aux yeux. »
Les rails se mirent à résonner, Bryant jeta sa cigarette devant lui et j’aperçus le train – la cheminée, la fumée, le chasse-pierres, les jets de vapeur blancs jaillissant des freins… La chaudière de la locomotive ahanait, les roues crissaient sur les rails et le chauffeur, pendu à la poignée de la cabine par une main, leva la lanterne qu’il balançait au bout de son bras, révélant Bryant. Newcomb surgit de l’herbe au pas de course en relevant son foulard sur son nez. Bob et moi l’avons imité et nous nous sommes campés face au train, tels deux duellistes, sur le remblai qui trépidait. Bob brandit son pistolet au-dessus de sa tête et fit feu, esquissant une grimace à cause des étincelles de poudre noire.
Dans un fracas mécanique, le train dépassa Bryant qui rugit : « Les freins ! » Il tira en direction du foyer de la chaudière et le projectile tinta sur une surface métallique avant d’achever sa course ailleurs. Newcomb, qui s’était bouché les oreilles à cause des hurlements de l’acier, s’élança à la hauteur de la locomotive et, sitôt qu’elle ralentit, bondit sur le marchepied. Il grimpa les deux marches avec difficulté, puis incrusta son revolver dans la tête du mécanicien, derrière l’oreille, avec une telle force qu’un filet de sang se mit à couler et que le cheminot posa le genou droit par terre. Bob pénétra à son tour dans la cabine, foulard sur le nez et chapeau enfoncé sur la tête. Il propulsa le chauffeur contre la chaudière et le gifla avec le plat de son pistolet. L’homme geignit et s’affaissa sur le plancher, la joue dans la main. Bob foudroya le mécano des yeux, l’empoigna par sa veste rayée et l’éjecta de la locomotive à l’arrêt. Le malheureux atterrit sur le ballast raide comme une chaise et je lui décochai un coup de pied qui le souleva du sol alors qu’il était à quatre pattes, avant de lui écraser la gorge avec le talon de ma botte et d’armer le chien de mon revolver. J’avais trop peur de moi-même pour ouvrir la bouche. Mon pistolet tremblait entre mes mains.
Dans la cabine, le chauffeur avait les yeux brillants de larmes. D’après les journaux, il avait cinquante-deux ans. Sa joue gauche était aussi gonflée qu’une chaussette en laine roulée en boule et sa paupière tuméfiée s’affaissait peu à peu.
« Qu’est-ce que vous nous voulez ? s’insurgea-t-il. Dites quelque chose !
— Descends de là », lui répondit l’un des bandits masqués.
Le chauffeur posa avec précaution un pied sur l’une des marches, puis obtempéra d’un bond.
Bryant longeait à reculons les voitures de passagers en claudiquant tel un infirme avec une chaussure à semelle compensée en bois de quinze centimètres d’épaisseur. Il tenait son pistolet devant lui à deux mains et le pointait d’une fenêtre à l’autre. Des visages disparaissaient derrière les vitres.
Dès qu’il avait entendu le coup de feu de Bryant, le guichetier de Wharton avait quitté son comptoir et se dépêcha d’éteindre toutes les lampes. Le chef de train retira sa casquette et se laissa tomber sur son escabeau, pétrifié. Quant au convoyeur dans le wagon postal – le messager comme on l’appelait à ce temps-là –, il avait poussé le verrou du haut de la porte et actionné les deux loquets au-dessus de la poignée, après quoi, il avait sorti toutes les grosses coupures du coffre et les avait entassées dans le poêle.
Dans la voiture de seconde classe, un marshal adjoint de grande taille, à la moustache cirée et en costume trois-pièces, qui parcourait peu auparavant des mandats d’arrêt fédéraux, les avait abandonnés à sa place et longeait le couloir en surveillant Bryant au-dehors.
Lorsque le chef de train reconnut l’insigne du marshal, il lui confia :
« Mon cœur est sur le point de jaillir de ma poitrine.
— Mon nom est Ransom Payne, répliqua l’autre en se penchant par la fenêtre. C’est moi qu’ils veulent, pas l’argent. »
Il ouvrit la portière gauche de la voiture, suspendit son grand chapeau blanc à la poignée et s’enfonça avec la lenteur d’un futur marié dans un champ de tournesols, au milieu duquel il s’accroupit, pistolet en main.
Entre-temps, mon frère et Newcomb avaient gravi les marches du wagon postal vert et Newcomb s’était attaqué à la porte avec une hache d’incendie. Elle se fendit en son milieu au deuxième coup et Newcomb introduisit la main à l’intérieur pour tirer les verrous.
Le messager était recroquevillé dans un coin à l’écart près d’un portemanteau. Des classeurs vernis garnissaient la paroi droite, face à Bob et Newcomb, tandis que des malles de voyage et des sacs en toile s’empilaient par terre. Au centre du wagon, un petit poêle à circulation d’air servait à chauffer la voiture en hiver. En dehors des gros billets que le convoyeur y avait cachés, il était vide. Ni Bob ni Newcomb ne songèrent un instant à jeter un coup d’œil à l’intérieur et le messager se vit par la suite remettre une montre en or pour ce trait de génie.
Bob le fusilla du regard et tapota le coffre-fort avec le canon de son pistolet.
« Ouvre, ordonna-t-il.
— Là, je ne peux pas vous aider, affirma le messager. Je ne connais pas la combinaison. »
Bob continua à tambouriner sur le coffre avec agacement.
« Les coffres-forts sont verrouillés à Kansas City et la combinaison est transmise à Gainesville par câble. On ne me communique pas le moindre chiffre. »
Comme c’était contraire aux renseignements d’Eugenia, Bob logea une balle dans le portemanteau. Le convoyeur reçut un éclat dans l’œil, qui rougit aussitôt.
« Il pense que c’est des salades », traduisit Newcomb.
Le messager prit appui sur une chaise derrière lui et se releva en pressant un mouchoir sur sa paupière. Newcomb déboutonna sa chemise, déplia un sac de grosse toile qu’il avait glissé sous sa ceinture et se posta à gauche du convoyeur pendant qu’il manipulait les boutons du coffre. Le mécanisme joua, le messager abaissa la poignée, puis il tendit à Bob un gros paquet que mon frère prit pour une importante somme d’argent, mais qui n’était en fait que des documents de transport, des télégrammes oblitérés et des lambeaux de journaux. Nous ne devions nous rendre compte de la ruse qu’au petit matin.
Bob fourra le tout dans le sac, de même qu’un ballot plus petit contenant les billets de un et deux dollars dont nous avons dû nous contenter lors du partage. Puis Newcomb enroula l’ouverture du sac bien lesté autour de sa main et le laissa pendre à la hauteur de son genou.
À l’extérieur, Bryant veillait sur le chauffeur et le mécanicien étendus à plat ventre sur le remblai pendant que je m’occupais des chevaux.
« Faites semblant d’être des limaces », leur suggéra-t-il.
Il se mit à canarder n’importe où, au hasard, avec son pistolet.
« En ce moment, vos passagers doivent se chier dessus », s’amusa-t-il.
J’étais le corniaud de service sur ce coup-là et je dus courir jusqu’aux parcs à bestiaux et ramener les bêtes au trot en les tirant à bout de rênes. Bob et le petit Newcomb descendaient lourdement les marches du wagon postal quand je revins et à mon approche, Newcomb leva en l’air le sac plein et sourit sous son foulard. Bob et lui se hissèrent tous deux en selle en courant, sans utiliser les étriers, puis ils talonnèrent illico leurs montures et escaladèrent un petit escarpement, avant de s’enfuir par la route au sommet dans un roulement de sabots.
Je m’attardai sur mon cheval, fusil en joue, épiant les alentours tandis que Bryant relâchait le mécanicien et le chauffeur, puis s’avançait vers moi en clopinant.
« Vas-y, me cria-t-il. Je tiendrai ces poltrons en respect.
— Tu es sûr ? »
Il cracha un jet de tabac. Sa cicatrice au visage paraissait violacée.
J’éperonnai ma monture et rattrapai mon frère et Newcomb qui attendaient au milieu de pommiers dans une cour de ferme plongée dans le noir.
« Qu’est-ce que fabrique Bryant ?» s’impatienta Bob.
Je haussai les épaules.
« Quand Charley a une idée en tête, je m’abstiens de m’ingérer. »
Bob m’a fixé en fronçant les sourcils.
« Où es-tu allé pêcher des mots comme ça ? »
Les chevaux se berçaient, piaffaient, se frottaient le menton contre les étriers. Nous avons compté les pièces et piécettes que renfermait le sac.
Bryant était campé jambes écartées sur le ballast et considérait le train silencieux, fusil au creux du bras. Il déboutonna son pantalon, entrouvrit sa braguette et resta une minute à frissonner en vain. Il s’essuya les yeux de sa main gantée et mit le pied gauche à l’étrier. Il rengaina son revolver et observa, en serrant son fusil dans ses bras, le chauffeur et le mécanicien, à gauche du train, qui rampaient sous l’attelage entre deux wagons. Des passagers se mouvaient à l’intérieur des voitures. Bryant pressa sa monture des genoux et repassa lentement devant la gare en soliloquant.
Le voyageur sur le banc à l’intérieur de la gare sortit, persuadé que les bandits avaient disparu. Le guichetier alluma une lampe à pétrole, la suspendit près du calendrier, au-dessus de l’interrupteur du télégraphe, et ouvrit son répertoire de morse.
Bryant le vit commencer à émettre des signaux. Du coude, il releva légèrement le canon de son fusil et fracassa la vitre d’une balle qui atteignit le guichetier dans les côtes. Le corps du garçon ne comprit pas ce qui lui arrivait. Il pivota sur lui-même, recula avec une expression sidérée en trébuchant sur la chaise pourvue de roulettes et entraîna dans sa chute le distributeur en bois de billets de train.
Bryant lança son cheval au trot et ne souffla pas mot du crime, de sorte que nous ne l’avons appris que plusieurs jours plus tard. Et que nous n’avons alors pas su comment réagir. Bob n’y fit pas allusion dans son journal.
Une fois que le calme se fut prolongé une minute ou deux, Ransom Payne se redressa et remonta avec solennité dans le train. Il rédigeait déjà mentalement son rapport.
« C’était la bande des Dalton », proclama-t-il.
Le chef de train ne put que le dévisager.
Ladite bande des Dalton avait malmené ses chevaux pendant une trentaine de kilomètres, puis nous avions ralenti et poursuivi au pas en file indienne en direction du sud-est jusqu’à Orlando, une ville saloon où officiaient dix-neuf prostituées éreintées. Bryant tâchait de dormir, tête baissée ; je jouais « Just a Closer Walk with Thee » à l’harmonica ; Bob s’était confectionné avec le tabac Mail Pouch de Newcomb une chique qu’il s’était calée sous la lèvre inférieure, si bien qu’on aurait dit qu’il poussait celle-ci avec sa langue. La respiration des chevaux était sifflante, ils dodelinaient de la tête à chaque pas et, de temps en temps, s’arrêtaient net pour arracher les feuilles d’un arbuste.
« Tu vas aimer là où on va, Bob, a lancé Newcomb par-dessus son épaule. La sœur d’Ol Yountis, le proprio, est laide comme un pou, elle bouffe du tabac à priser et un des clébards fait “Ouah ! Ouah !” quand il aboie comme s’il avait lu ça dans une vignette dessinée. »
Nous sommes parvenus à la ferme de Yountis vers quatre heures du matin. Deux chiens au ventre et aux pattes marron de boue ont surgi de dessous la véranda pour nous indiquer les limites de la propriété. Nos montures les ont ignorés. Bryant a expédié un coup de crosse de fusil sur la tête du chien qui faisait « Ouah ! » et les deux cerbères se sont écartés pour nous guetter au milieu des hautes herbes en jappant et en haletant.
Yountis est sorti avec un fusil, nu comme un ver. Il avait des cheveux sales et touffus, des mains qui paraissaient bleues et des chicots tellement de guingois qu’il semblait montrer les dents. Il a pissé depuis le bord de la terrasse pendant que nous dessellions les bêtes, puis trempé la main dans la gamelle d’eau des chiens pour se débarbouiller le visage.
« Combien vous vous êtes fait ? » s’est-il informé.
Nous avons pénétré dans sa baraque et vidé le sac sur la table. La sœur d’Ol a émergé de sa chambre nippée d’une robe grise et a peigné sa chevelure noire avec ses doigts en essuyant le tabac à priser qu’elle avait sur les lèvres. Elle a coqueté un peu à l’intention de Newcomb, qui la pratiquait quand il était en manque, puis a entrepris de préparer le petit déjeuner comme Bob ouvrait le plus gros paquet et découvrait les papiers sans valeur, qu’il balança contre le mur et qui s’éparpillèrent sous le choc en voletant.
Refusant de croire que nous avions été roulés, Newcomb s’est rué à la poursuite de chacun des documents de transport et des chèques annulés pour s’assurer que ce n’était pas de l’argent. Bob a déchiré le second ballot et constaté qu’il s’agissait de billets de un et deux dollars, que je me suis mis en devoir d’empiler en liasses de cinquante. Yountis est revenu de sa chambre habillé d’une affreuse salopette et s’en est allé bouder dehors quand on lui a annoncé que le butin total se montait à peine à cinq cents dollars, sur lesquels il n’eut droit qu’à vingt pour le couvert et la location de son pré.
Esther Yountis a cuisiné des haricots à la graisse de rognons et des crêpes, puis s’est assise dans une bergère en souriant à quiconque regardait dans sa direction pendant que nous mangions en silence. Je me suis laissé aller contre le dossier de ma chaise et j’ai déclaré que c’était très bon. J’avais pour credo de faire contre mauvaise fortune bon cœur.
« Non, m’a opposé la sœur de Yountis. Ce n’est pas tellement bon. Mais merci quand même. »
Bob s’est tourné sur sa chaise pour lui confier que lui et moi avions été représentants de la loi dans les Territoires et que nous y étions bien en cour.
« J’arrête pas de demander à Ol d’abattre ces arbres, a répondu Esther Yountis. Je trouve qu’on est pas bien du tout, dans la nôtre, de cour. »
Bob s’est retourné vers son assiette et la conversation en est restée là – il a simplement ajouté au-dessus de son café que ça n’avait pas d’importance, combien nous avions récolté, vu que maintenant on était entraînés pour la prochaine fois.
Esther a entassé les plats, puis nous a précédés sur un étroit sentier à vaches. Les arbres étaient trop nombreux et trop rapprochés, tels des proches en deuil massés autour d’une tombe, et tout était couvert de mousse. Au pied des arbres poussait une herbe verte, des plantes rampantes vertes, du lierre vert. Les chiens bondissaient au milieu de la végétation d’où leur queue dépassait à peine. Des rais de soleil tombaient en biais comme de la pluie. Nous avons établi notre camp dans une petite clairière entre deux dalles de rocher et un ruisselet limpide qui se jetait en chuchotant dans Beaver Creek. Esther avait ensuite rebroussé chemin, raccompagnée par Newcomb ; ils avaient fait halte à mi-parcours sur un matelas de plantes d’où s’échappait un lait blanc quand elles se cassaient et, moyennant un peu de persuasion, elle avait retiré sa robe pour qu’il lui fasse son affaire.
Nous dormions tous sous des couvertures quand, vers midi, Eugenia Moore se fraya un passage à travers les fourrés, au pas sur son cheval. Elle était vêtue d’un pantalon en daim et d’une chemise d’homme en laine, qu’elle retira au bord de la rivière pour se laver avec du savon à la lavande et se débarrasser de l’odeur de sa monture. Puis elle se glissa nue sous la couverture de Bob et le réveilla en défaisant sa ceinture. Il sourit et ils s’embrassèrent sans un mot. Elle déboutonna sa chemise, il s’extirpa de son pantalon, elle introduisit une main dans les sous-vêtements de mon frère et s’offrit à ses doigts.
À cinq mètres de là, sur le flanc, Bryant les épiait. Il les observa un long moment, puis roula de l’autre côté.
Ol Yountis fit son apparition vers deux heures de l’après-midi avec un gros panier qui ballottait contre sa jambe droite. Il eut un sourire à la vue du couple sous la couverture et tira de son panier les vêtements que Miss Moore avait abandonnés.
« Je me suis dit que ça se pourrait que ce soit à vous », lâcha-t-il.
Eugenia se leva et boutonna sa chemise sans faire mystère de sa personne, puis alla jusqu’à son cheval pour récupérer une jupe longue.
« Pas prude pour deux sous », commenta Yountis en souriant.
Bob dégaina son .45 et arma le chien.
« Je t’interdis de venir fouiner dans le coin. Je t’interdis de la guetter ou de la convoiter ou de rêver d’elle. Je te surprends au voisinage de Miss Moore et tu finis ligoté derrière un canasson. »
Yountis, qui s’était accroupi telle une grenouille, se redressa.
« Je suis très content de mes putains habituelles, répliqua-t-il. Y en a deux qui en connaissent un sacré rayon sur les hommes. »
Il posa son panier près de l’endroit où Bitter Creek et moi étions endormis, nous réveilla d’un coup de pied et nous servit une collation composée de pain de maïs, de joues de porc et de haricots rouges et arrosée de café grenu dans des bocaux. Puis il regagna sa bicoque.
Pendant ce temps-là, Ransom Payne chevauchait sur notre piste à la traîne derrière un détachement de policiers cherokees à qui il déclamait des gros titres imaginaires sur son compte, tandis que, devant, cinq marshals de l’Oklahoma et un ancien shérif du Kansas ouvraient la voie, Ed Short, un robuste gaillard qui ne se doutait pas qu’il ne lui restait plus que trois mois à vivre, avant que Blackface Charley Bryant l’abatte dans un wagon à bagages.
Ils reçurent tant de renseignements erronés qu’ils ne tardèrent pas à renoncer. Ils n’approchèrent jamais à moins d’une trentaine de kilomètres de nous, tant la bande des Dalton avait d’amis et les compagnies de chemin de fer, d’ennemis.
Nous avons séjourné trois jours à la ferme misérable des Yountis. Chaque fois qu’Ol s’absentait pour aller labourer, Newcomb rendait visite à Esther. Bryant, Newcomb et moi jouions aux cartes et aux dominos sur un tapis de selle étalé dans le pâturin et l’ail des vignes. Bob et sa dame descendaient jusqu’à la rivière, où ils se lavaient l’un l’autre à genoux dans l’eau vive si peu profonde que le cliquetis des pierres immergées était audible depuis la surface.
« Est-ce que toutes les femmes défaillent quand elles posent les yeux sur toi ? s’enquit Eugenia alors qu’elle nettoyait le buste de mon frère avec une éponge.
— Non. Elles prennent plutôt un air ennuyé.
— C’est parce qu’elles se savent vaincues d’avance. Elles te jugent sans doute inaccessible.
— Si c’est pas réconfortant…
— Je n’ai laissé qu’un seul autre homme user de moi en ton absence cet hiver. Il était corpulent, c’était un informateur et je n’ai pas esquissé un mouvement jusqu’à ce qu’il s’en aille. J’ai passé mes après-midi à rêver de toi, à te sentir loin et à souhaiter, chaque fois que je voyais mon lit, y trouver Bob Dalton, avec son revolver sur la couverture et son torse osseux, une lueur dans les yeux. Je ne suis pas du tout une femme convenable. Je suis capricieuse, bizarre et aussi peu exclusive qu’un hôtel, mais je t’aime, Bob Dalton – tu es mon résident permanent. »
La seule réponse de Bob fut de l’embrasser et de l’attirer à lui.
Et cette après-midi-là, elle repartit pour prendre des dispositions en vue d’acheter un terrain à Hennessey.
Cent vingt-cinq dollars par tête étaient loin de nous suffire, aussi ce soir-là, vers minuit, après quelques rasades d’alcool de patate, Newcomb et moi nous sommes éloignés du camp en rigolant comme des gosses et nous nous sommes enfoncés à travers les ronces et les broussailles jusqu’à un parc à chevaux appartenant à George et William T. Starmer. Nous avons pissé contre un piquet, enlevé nos bottes et nos chapeaux et nous nous sommes discrètement avancés dans l’herbe humide jusqu’à ce que nous apercevions une douzaine de chevaux et de poulains qui dormaient debout ou broutaient du trèfle. Je me suis approché en leur parlant sur un ton rassurant jusqu’à ce que je réussisse à caresser les naseaux veloutés de l’un d’eux, puis je lui ai donné du sucre et je l’ai entraîné jusqu’à Newcomb la corde au cou. Certains se sont formalisés et ont regimbé, mais la plupart se sont contentés de hennir doucement et de nous suivre comme des somnambules, si bien que vers trois heures du matin, nous en avions une dizaine, avec lesquels nous sommes rentrés au trot en une caravane tapageuse à cause des deux chiens des Yountis. Nous avons attaché notre troupeau à des piquets au milieu du lierre, avec l’intention de le déplacer au matin, une fois que nous aurions modifié les marques.
George Starmer remarqua la disparition de ses bêtes en sortant avec ses seaux de lait. À six heures et demie, il avait rallié son frère, ainsi qu’un certain William Thompson et quatre fermiers dont il avait parrainé l’immigration depuis la Suède. Et comme Yountis était négligé et que tout le comté le détestait, ce fut par sa propriété qu’ils débutèrent leurs recherches.
Les deux bâtards d’Ol accueillirent les chevaux nerveux de Starmer et de ses compagnons. Yountis apparut sur le pas de sa porte en salopette et se frotta les yeux tandis que ses visiteurs l’interpellaient, puis il leur tourna le dos et claqua derrière lui la porte treillissée sans répondre, si bien que les fermiers s’aventurèrent par eux-mêmes dans l’arrière-cour, où un enchevêtrement d’empreintes de sabots, des tiges de plantes brisées et l’herbe foulée attirèrent leur attention. Ils se précipitèrent à notre poursuite en se penchant plus bas que l’encolure de leurs montures pour échapper aux griffures des arbres, mais Bryant, que la douleur privait de sommeil, les avait entendus sitôt que les chiens avaient commencé à aboyer et quand nos poursuivants mirent pied à terre, toute la bande s’était volatilisée entre les troncs.
William Starmer avait servi dans l’armée durant la guerre de Sécession et, à la tête des autres, il entreprit de ratisser la forêt, mais cela s’avéra vain, car nous avions ôté nos bottes et nos vêtements, avant de nous noircir de boue et de nous tapir au milieu des frondaisons pendant que Bryant emmenait les chevaux en direction du sud, jusqu’à la route. Nous nous sommes mis alors à faire du bruit dans les buissons, à iodler ou à jeter des pierres pour leurrer nos poursuivants où nous le désirions.
Les fermiers n’étaient pas de taille. Ils réagissaient comme un club de paroissiens de sortie pour une partie de chasse au lapin. Ils tiraient au moindre cri, sur des ombres ou des silhouettes entraperçues courant entre les arbres. À midi, ils avaient vidé quatre boîtes de cartouches à sept et ils étaient pile là où Bob le voulait – au milieu d’un bouquet de bambous, à plus d’un kilomètre et demi de Beaver Creek, à chasser de leurs yeux des moucherons, à arracher avec les dents des orties enroulées autour de leurs poignets, à s’efforcer d’ignorer la brûlure de la sueur sur leurs égratignures. Bob, Bitter Creek et moi étions agenouillés dans l’ombre entre les troncs, derrière les vestiges d’un arbre frappé par la foudre, et nous guettions nos proies empêtrées dans les halliers depuis des hauteurs connues sous le nom de Twin Mounds.
Bryant nous avait rejoints et il était assis, le pantalon autour des chevilles, sur une pierre plate chauffée par le soleil sur laquelle il reposait ses parties génitales malades. Il a chargé les deux canons d’un fusil de chasse qu’il avait acheté à Yountis pour trente dollars, puis remonté son pantalon et boité jusqu’à moi.
« Qu’est-ce qu’on a comme cibles ? » s’est-il renseigné.
Les immigrants suédois s’apostrophaient dans leur langue et faisaient feu sur l’invisible, mais nous nous sommes abstenus de riposter jusqu’à ce que nous distinguions la première ligne de l’ennemi, qui progressait avec difficulté dans les buissons. « Maintenant ! » a soufflé Bob, et nous avons levé nos fusils par-dessus le tronc, puis lâché une salve en contrebas sans prendre la peine de nous redresser pour vérifier si nous avions touché âme qui vive.
L’un de nous a atteint William Thompson du premier coup et il s’est affaissé contre un arbre. Quand un de ses amis l’a relevé, le devant de sa chemise était empesé de sang. Nous avons réitéré quelques volées sporadiques, en économisant les quelques cartouches inutilisées que nous avions encore dans nos pistolets et les six autres que nous serrions dans nos mains.
Deux des fermiers ont traîné Thompson par le col de son manteau jusqu’à une trouée ombragée tapissée de feuilles humides.
« Ce que j’ai mal au bide, s’est-il plaint. Doux Jésus, quel supplice… ! »
Il roula sur le flanc et vomit de la nourriture et du sang. Les spasmes se succédèrent jusqu’à ce qu’il ait le ventre vide et qu’il régurgite par le nez. L’un de ses amis lui essuya le visage de la manche.
« C’est comme de l’acide et des lames de rasoir », a-t-il ajouté.
Pris d’une rage folle, William Starmer s’est élancé droit vers les deux mamelons où nous étions cachés en nous mitraillant jusqu’à ce qu’il ait écorcé une bonne partie du tronc et épuisé toutes ces munitions. Les herbes hautes l’entravaient tels des molosses pendus à ses jambes et il se démenait au ralenti, la face labourée d’éraflures, pour dégager la manche de son manteau d’un épineux quand Bryant surgit dans un rayon de soleil et lui fit sauter la mâchoire avec son fusil de chasse.
Quand il quitta Twin Mounds au petit trot, le bord du chapeau relevé à l’avant tel un soldat de cavalerie, Bitter Creek Newcomb avait cent quinze dollars dans son sac de couchage et il remorquait l’un des alezans de Starmer derrière lui. Il s’arrêta cette après-midi-là dans une petite ville où il mangea un chili con carne et but une bière tiède additionnée d’un jaune d’œuf dans une taverne. Il trouva la prostituée du coin en train de faire sa lessive dehors dans une bassine et ils fricotèrent contre un treillage sur lequel poussaient des haricots verts. Elle mesurait une dizaine de centimètres de plus que lui. Ses manches mouillées étaient fraîches sur la peau de Newcomb.
Il s’était approprié six hectares et demi de terres inexploitées près de Guthrie et il arriva à sa ferme un dimanche. Il échangea le cheval de Starmer contre une mule et du matériel agricole, puis consacra les trois journées qui suivirent à jurer après l’animal en manœuvrant une charrue à versoir. Le reste de son été se passa ensuite à déambuler entre ses rangs de plantes pour les arroser avec un seau sous le soleil brûlant, un bandana imbibé d’eau sur la tête.
En juin, par l’entremise de quelqu’un qui avait de l’instruction – peut-être Rose Dunn, une jolie fille à qui il faisait la cour –, il adressa à mon frère une lettre dans laquelle il exposait : « Je pense que tu devrais envisager d’agrandir la bande et de recruter Bill Doolin, Bill Powers et Dick Broadwell, qui sont des types exceptionnels, qui en ont dans les tripes et qui n’ont pas peur de faire le coup de feu. Les chemins de fer sont sur les dents. Des renforts ne seront pas de trop. »
Comme j’étais plus près de Guthrie que lui, Bob m’a envoyé discuter de cette proposition avec Newcomb, qui a accepté d’entamer les démarches nécessaires. Et cette nuit-là, alors que je fumais une cigarette sur mon lit, j’ai surpris Newcomb installé dans un rocking-chair au sommet d’une éminence couverte de soude roulante et d’herbe blonde au milieu de sa propriété, faisant cliqueter entre ses doigts le barillet du revolver qu’il avait sur les genoux, pareil à un aveugle. Le vent d’été gonflait sa chemise. Il a contemplé les étoiles jusqu’à ce qu’il en ait mal au cou.
Lorsque la bande s’était dispersée à Twin Mounds, Bob m’avait confié les bêtes de Starmer et s’était permis de débarquer à Kingfisher à cheval pour y prendre un bain et se faire couper les cheveux avant de dîner le même soir avec notre mère et notre sœur Nannie Mae et son mari, J. K. Whipple. Ce dernier était propriétaire d’une boucherie à Kingfisher et, plus tard, il nous espionna pour le compte du marshal en chef William Grimes, le meilleur représentant de la loi du territoire, qui devint par la suite gouverneur sous l’étiquette républicaine. Whipple avait offert un cigare à six cents à mon frère.
Puis Bob avait longé la rivière dans l’eau et gravi la berge vaseuse sur sa monture pour atteindre l’endroit où j’attisais un feu sans fumée. Les chevaux volés avaient tous le nez dans l’herbe tendre ; ils battaient de la queue, frétillaient des épaules pour chasser les mouches et se déplaçaient en tapant des sabots. Comme je nettoyais un mors englué de salive séchée verdâtre, je n’ai pas pris la page du journal répertoriant les fermes à céder quand Bob l’a dépliée devant moi.
« Laquelle ? me suis-je informé.
— Celle qui est entourée, ahuri. Soixante hectares, avec sa propre source. »
J’ai lu l’annonce concernant la vente consécutive à un décès récent. La famille devait venir de Wichita le jeudi pour adjuger la propriété aux enchères. Cela signifiait que nous pouvions y cacher notre armada pendant un jour ou deux.
« Il y a du fourrage dans l’écurie ? » me suis-je inquiété.
Bob a hoché la tête et s’est servi un doigt de café dans une tasse.
« Je suis allé vérifier cette après-midi. Il n’y avait personne. Autant planquer les chevaux dans des stalles jusqu’à ce qu’Annie Walker dépêche son acheteur. »
J’ai suspendu les brides à une branche et nous nous sommes accroupis tous les deux autour du feu qui s’est éteint peu à peu.
« Je n’ai pas dormi de la nuit, hier, m’a avoué Bob. Je suis resté tassé contre un arbre à faire des dessins dans la boue avec un bâton et à essayer de décider si j’avais des remords, pour ces gars qu’on a plombés. Je n’éprouve rien. Des fois, je me demande si je suis humain.
— À ce qu’il me semble, c’est la faute des compagnies de chemin de fer, ai-je fait valoir. Elles s’approprient la terre et elles escroquent les fermiers alors qu’elles font des bénéfices pas croyables. C’est pas juste. Elles détiennent tout l’argent qu’il y a dans ce pays et elles payent presque pas d’impôts. La vérité, c’est que c’est les ennemies des travailleurs – et c’est valable ici comme en Californie. Et si un type prend parti pour elles et qu’il reste sur le carreau, eh ben c’est dommage, ça me désole, mais c’est comme ça dans n’importe quelle bataille. C’est la guerre civile. »
Bob a sorti un cigare, l’a allumé sur une braise et s’est relevé.
« Je ne me sens pas coupable, juste triste, s’est-il expliqué. Mais je suppose que ça aussi, ça passera.
— Tu repars ce soir ?
— Ouaip’.
— Qu’est-ce que je fais ? Je t’expédie ta moitié au bureau de poste de Hennessey ?
— Au nom de Daisy Bryant. »
Il a grimpé sur sa monture et fait demi-tour. J’ai versé ce qu’il restait de café sur le feu qui a bruissé quelques instants.
J’ai fixé des yeux le cadran de ma montre de gousset et je me suis concentré pour me réveiller à trois heures du matin. J’ai ouvert les yeux à trois heures dix, plongé la tête dans la rivière, boutonné ma chemise en laine et attaché les onze chevaux avec une corde que j’ai enfilée dans les anneaux des mors. Et malgré leurs ruades, leurs bousculades et leurs protestations indignées, à neuf heures, ils étaient à l’abri dans l’écurie vacante. J’ai fourché de l’ensilage dans les râteliers, puis j’ai fait la tournée des stalles avec un seau d’avoine en les empêchant de fourrer le nez dedans. Lorsqu’ils se sont refroidis, ils se sont mis à exhaler des effluves de pommes brunies.
J’ai fermé l’écurie à clef et traversé la cour miteuse pleine de machines, d’outils et d’équipement rouillés qui attendaient d’être vendus aux enchères : trois parcs à cochons sur cales, une ruche, un tas de harnais et de jougs en cuir, un rouleau de barbelé enfoui dans l’herbe et deux chariots en bois brut avec des rayons supplémentaires pour les roues à l’arrière. J’ai brisé l’un des carreaux de la cuisine avec un balai à franges desséché et flâné à travers la maison condamnée où tous les objets de valeur avaient été entassés sur la table de la salle à manger ou par terre dans le séjour. Les rideaux se sont gonflés lorsque j’ai poussé la porte d’une des chambres et j’en ai déduit que Bob s’était introduit par la fenêtre à guillotine et l’avait laissée entrouverte. Les étiquettes imprimées des objets qu’il avait volés étaient encore sur le couvre-lit lavande – « Cristallerie de New York, 1848 », « Argenterie de prix, Paul Revere », « Belle huile authentique représentant Vénus et les quatre saisons ».
J’ai ouvert la porte d’un placard et y ai découvert un sac de linge sale suspendu par un cordon. J’ai déversé son contenu sur quatre paires de chaussures montantes cirées et je suis ressorti de la pièce avec un coupe-papier en teck, un flacon de parfum encore dans son écrin de velours et une paire de jumelles de l’armée d’une vingtaine de centimètres de long dans un étui noir dont les arêtes râpées étaient marron.
J’ai fait cuire trois œufs, frire des pommes de terre en tranches et du bacon dans une poêle et je me suis attablé dans la cuisine avec un café, les jumelles aux yeux, pour compter les merles et les passereaux dans un charme à huit cents mètres de là. Puis j’ai fait la vaisselle, pris place dans un fauteuil vert à oreilles et braqué les optiques en direction du nord, où un cavalier approchait au pas dans l’ornière droite de la piste. L’homme se balançait sur une selle de vacher mexicaine, un cure-dent entre les incisives ; son nez paraissait écrasé contre une vitre.
L’acheteur d’Annie Walker. Charlie Pierce. Un type au gabarit de jockey, la quarantaine, au visage strié de profondes rides verticales. Le frère de lait de Newcomb.
J’ai couru jusqu’à l’écurie et j’ai entraîné dehors deux chevaux qui se sont avancés dans le soleil de l’après-midi comme si chacune de leurs pattes pesait quarante kilos. Charlie Pierce s’est redressé sur sa selle à la hauteur d’un nichoir, puis il a donné un coup de rênes et sa monture s’est engagée dans la cour.
« Je t’ai vu venir à un kilomètre et demi », ai-je lancé.
Il a éternué dans un mouchoir blanc plié. Son nez était aussi plat qu’un pouce.
« Et alors ? a-t-il rétorqué.
— Ça me semble plutôt extraordinaire. »
Il est descendu de cheval et a désigné les jumelles du menton. « C’est à toi, ces tracs ? Une invention à toi ? » Il s’est dirigé vers une des pouliches que je tenais par la longe et a parcouru sa robe des deux mains. Il a soulevé l’un des sabots, l’a laissé retomber.
« Regarde-moi comment ces clous sont tordus, s’est-il indigné. C’est un scandale ! »
Il a ouvert la bouche de l’animal, s’est essuyé les doigts sur son pantalon et lui a inspecté les dents, avant de me planter là et de pénétrer directement dans l’écurie. Ses bottes étaient plissées aux chevilles tels les patins à glace d’un enfant. Il s’est campé face aux stalles pour observer les bêtes, puis est revenu vers moi en séchant l’intérieur de son chapeau avec le coude de sa chemise. Ses cheveux gras portaient encore la marque du stetson.
« Emmett, tu as là une jument baie au chanfrein busqué qui m’a tout l’air d’être levrettée ; une autre dont l’intérieur de la bouche est si dur qu’il doit falloir la conduire par les oreilles. Si j’étais un marchand de chevaux comme ton père, je dirais que trois de ces bourrins vont finir bancroches. En plus, tu as un rouan qui a les quatre chaussettes et la face blanches. C’est une bête à deux dollars et tu le sais. Tu ferais aussi bien de l’emmener dans un coin tranquille et de l’abattre. »
J’ai flatté l’encolure du yearling que j’avais à côté de moi. « Jette donc un œil par là, Charlie. Il est pas de conformation supérieure, celui-là ? »
Pierce a fait le tour de l’animal en lui parlant et en le caressant. « L’angle de l’épaule est bon, l’élasticité des côtes aussi ; le canon tourne un peu en dehors, mais ça va. Joli arrière-train, même s’il a les jarrets un peu trop rapprochés. » Il a pris l’un des sabots arrière entre ses jambes et a enfoncé son canif dedans. « Tendre comme du biscuit. Si j’avais assez d’argent pour des carottes et de l’avoine sucrée, je m’occuperais bien de lui moi-même. » Il a raclé le vernis au-dessus du fer, puis s’est écarté en repliant son couteau. « Je vais devoir tailler dans le vif et les bouffer pour me débarrasser de ces marques », a-t-il soupiré. Il a produit un morceau de papier sur lequel il a griffonné avec un bout de crayon. « Vous autres, hors-la-loi, vous commencez à inquiéter le gouverneur du territoire. L’honorable George W. Steele prétend que vous retardez l’accession au statut d’État de l’Oklahoma. »
Il m’a tendu le papier, sur lequel était tout simplement écrit « 300,00 $ ». J’ai hoché la tête et ouvert en grand les portes de l’écurie.
« D’après un paragraphe que j’ai lu dans le journal, Grimes et une cinquantaine d’autres représentants de la loi sont à nos trousses.
— Il règne mucho consternation, faut bien le reconnaître », a admis Pierce.
Il a défait la boucle d’une de ses sacoches de selle et compté quinze billets de vingt dollars prélevés dans une enveloppe blanche flétrie parsemée d’empreintes de doigts marron. Il a noué la bride de chaque cheval à la queue de celui qui le précédait et lorsqu’ils ont tous été en file derrière lui, il s’est hissé en selle et a tamponné son nez gros comme le pouce avec son mouchoir blanc.
« Je ne suis que le garçon de courses d’Annie Walker, a-t-il déclaré. Elle n’en ferait pas un drame si je rendais mon tablier pour m’adonner à des activités plus gratifiantes.
— Je le signalerai à Bob, ai-je répondu.
— Et moi, j’inscrirai ton nom dans ma bible de famille », a-t-il répliqué.
Blackface Charley Bryant habita pendant la moitié du mois de juin au Rock Island Hotel, à Hennessey, une trentaine de kilomètres au nord de Kingfisher. L’hôtel devait son nom à l’embranchement ferroviaire qui desservait la ville et il était géré par une ravissante tenancière du nom de Jean Thorne et son frère, qui avaient connu Bryant du temps où il était cow-boy. Pour un dollar par jour, Bryant jouissait d’un lit à ressorts, d’une commode et d’un fauteuil rembourré de coton garni d’une têtière en crochet sur laquelle il avait épinglé l’avis de recherche émis à l’encontre du meurtrier du guichetier de Wharton. Miss Thorne lui montait ses repas sur un plateau, appliquait des cataplasmes sur son estomac et ses cuisses marbrées de rouge à cause de l’infection et lavait son visage en sueur avec un gant de toilette. Mais il se lassa d’être materné et, un mardi à la tombée de la nuit, il descendit en boitant, écorça une branche arrachée à un arbre de la cour afin de se confectionner une canne et se rendit à un camp de vachers de Buffalo Springs, où étaient regroupés cinq cents têtes de bétail et quelques cow-boys dormant sous des tentes de l’armée confédérée. Il payait cinq cents pour la soupe, dormait sur sa couverture sous un lit de camp militaire et, certains après-midi, accomplissait plus d’une soixantaine de kilomètres pour se faire soigner par la squaw de Jim Riley. Tous les vachers ne juraient que par elle. Elle était capable de guérir la calvitie, le croup et les rhumatismes – ainsi que les verrues, en urinant sur vos mains. J’ignore ce qu’elle faisait à Bryant, hormis qu’elle utilisait une pipette en verre de chimiste.
Mon frère eut vent de ce traitement et, pour asticoter Bryant, lui adressa, chez Jean Thorne, la réclame suivante, découpée dans le journal : « Petites natures ! Hommes à la vitalité déficiente, par suite d’excès d’étude ou de travail, de tension nerveuse ou de mélancolie, de surmenage sexuel à l’âge mûr ou de folies de jeunesse… Triomphez sans mal de tous ces désordres grâce au nouveau remède fortifiant des docteurs Searles & Searles. »
Au-dessous de quoi Bob avait rajouté : « Sinon, tu peux aussi envisager les comprimés Ripans. Ils soulagent l’estomac, le foie et les boyaux. C’est l’antidote idéal contre les affections hépatiques, la néphrite chronique, le catarrhe, la colique, l’urticaire, les nausées, la gourme, la scrofule, la paresse hépatique, les remontées acides et les plaques sur le visage. »
Mon frère Bob avait vingt fois plus de cran que moi. J’aurais été terrifié que Bryant me tue pour un truc comme ça, mais pour autant que je sache, Charley se contenta de jeter la lettre au feu.
Cet été-là, je pris mes quartiers à environ vingt-cinq kilomètres du bâtiment principal du ranch de Jim Riley, dont je surveillais la clôture sud pour deux dollars par semaine, tout en creusant à la pelle et à la pioche un abri de cinq mètres et demi de côté que j’avais délimité avec des crampons de chemin de fer. Bryant y faisait parfois halte pour me regarder en crachotant du tabac à chiquer, appuyé sur sa canne en frêne, tandis que j’excavais l’argile rouge, pieds et torse nus. J’obtins une fosse d’à peu près un mètre vingt de profondeur, que je pourvus d’une charpente de grosses branches, et lorsque j’eus fini, je disposais d’une cabane pouvant héberger six personnes au milieu de fourrés de cèdres en bordure de la South Canadian, un affluent du fleuve Oklahoma. Le toit était en gazon et, pour qu’il reste vert, j’avais prévu un arrosoir ; à l’intérieur, j’avais fabriqué des lits de camp et ménagé des meurtrières dans les parois pour pouvoir tirer et pour l’aération. Bryant suspendit une couverture navajo à l’entrée en guise de porte, chaparda une cheminée quelque part et confectionna un fourneau en briques à quatre feux. Pierce nous rejoignit une fois qu’il eut vendu les bêtes de Starmer pour le compte d’Annie Walker et mania la machette pendant trois jours dans des buissons d’osier afin de créer un corral de branchages qui lui arrivait à la hauteur du cou et qui était assez grand pour accueillir une trentaine de canassons. À cent mètres de distance, notre repaire était à peine visible ; à quatre cents, c’était comme s’il n’était pas là.
Après le dîner, je pansais les chevaux, j’enlevais la crasse à la surface de leur eau, puis, avec mes jumelles, je faisais quelques kilomètres à pied dans l’herbe à bison jaune si haute qu’elle ensemençait mes poches de chemise. Je m’accroupissais au sommet d’une butte et j’observais, à huit kilomètres de là, une ferme où une femme se lavait les cheveux dans un abreuvoir, le haut de sa robe grise rabattu jusqu’à la taille. Ou j’épiais un homme qui dodelinait sur une haridelle apathique sur le chemin de charroi des monts Gloss – quand je ne me bornais pas à admirer mon œuvre de loin. Vers la fin de l’été, Bill Powers prit l’habitude de venir fumer sa pipe calebasse sur le pas de la porte et Dick Broadwell de dévaler la ravine conduisant à la rivière, puis de reparaître au bout d’un moment en se reboutonnant et en rentrant sa chemise rouge dans son pantalon. C’était une résidence estivale agréable et lorsque la nouvelle se répandit, tout ce que l’Oklahoma comptait de mauvais garçons divers et variés commença à nous rendre visite, à s’y donner rendez-vous ou à venir y dormir une nuit au frais. L’endroit acquit même une certaine réputation. Quand j’ai épousé Julia et déménagé en Californie après avoir purgé ma peine de prison, puis été policier à Tulsa, l’une des premières choses que j’ai faites a été de proposer à un type de lui creuser un sous-sol pour cinquante dollars. C’était en 1918. Ça fait maintenant presque vingt ans que je suis entrepreneur du bâtiment.
Bryant logeait à son camp de vachers de Buffalo Springs, tandis que les rodéos et les courses de chevaux occupèrent Pierce tout l’été ; quant à Broadwell, Doolin et Powers, ils ne survinrent guère avant juillet, de sorte que la seule autre personne en dehors de moi qui habitait en permanence à l’abri était un cow-boy noir de quarante-quatre ans nommé Amos Burton, qui avait été élevé par des Blancs et était un bon ami de Bob. Il allait chercher en Victoria de la farine, des haricots et du bicarbonate de soude au hameau de squatters de Taloga ou chargeait son fusil et longeait la rivière en remplissant au fur et à mesure un sac à céréales de lapins, d’écureuils, de tétras et de dindons sauvages. Quant à moi, l’après-midi, je m’allongeais sur mon lit sous un carré de lumière et je parcourais le catalogue de vente par correspondance Sears Roebuck en montrant du doigt les objets qui me faisaient envie, pendant qu’Amos fredonnait tout seul en taillant des appeaux à canards dans des faines de hêtre.
En juin, un dimanche, j’avais effectué une visite à Bartlesville chez Julia Johnson, qui était parvenue à persuader ses parents comme elle-même que les allégations des chemins de fer et de la Wells Fargo à mon encontre étaient grotesques ; pourtant, en dépit de mes efforts acharnés pour faire de l’humour, elle me semblait distante et maussade et j’ai eu peur de la perdre à jamais. Nous nous sommes promenés sous les arbres fruitiers et j’ai pataugé dans la Caney, le jean remonté jusqu’aux genoux, contemplant l’eau qui se mouvait sur mes orteils. J’ai dîné de jarret de porc et de haricots blancs à la même table que des femmes vêtues de robes malodorantes et des ouvriers agricoles à bretelles dont les chemises blanches étaient souillées de taches marron aux aisselles. Puis j’ai fumé une cigarette sur la véranda en compagnie de Texas Johnson et je l’ai écouté fustiger Benjamin Harrison, le président d’alors, et les républicains. Il était déjà résolu à voter pour le démocrate Grover Cleveland en 1892, du moins si Jerry Simpson, le populiste, n’était pas candidat.
« Ce qu’il nous faut, c’est un bonhomme capable de tenir tête aux banques nationales et de les forcer à penser de nouveau aux agriculteurs. Et après ça, il faudrait qu’il se retrousse les manches et qu’il s’attaque aux chemins de fer. Tu sais que c’est trois fois plus cher d’acheminer du blé d’ici jusqu’à Chicago que de Chicago à New York, qui sont plus éloignées ? Du temps où le maïs se vendait dix cents le boisseau au Kansas – dix cents ! -, le transport en coûtait neuf. Un fermier devait récolter un boisseau pour ses gosses et un autre pour les chemins de fer. Ça me paraît pas normal. Je suis d’accord avec Mary Lease, du parti populiste : on devrait semer moins de blé et plus de désordre. Les chemins de fer ont oublié les petits depuis longtemps. Ils donnent la priorité aux grosses cargaisons par rapport aux plus modestes, aux grandes villes par rapport aux communes rurales ; ils ont la mainmise sur toutes les assemblées législatives à l’ouest de Susquehanna – ils te mettent pas en boule, toi ?
— Ils auraient bien besoin qu’on leur explique deux-trois trucs, ai-je acquiescé.
— Et c’est pas rien de le dire. » Il a bourré sa pipe et gratté une allumette sur l’assise de son fauteuil à bascule. « Tu as l’intention de louer une ferme ou d’être cow-boy ? »
Je lui ai expliqué que j’étais journalier et que je vivais dans un dortoir au ranch de Riley, mais que j’avais dans l’idée de briguer un poste de marshal adjoint dès que Grat et Bill seraient acquittés en Californie.
« Je crois que la vaisselle est terminée », a-t-il lâché en se levant de son rocking-chair.
Julia et moi avons marché jusqu’à l’étang, près duquel des vaches Hereford broutaient l’herbe tendre, l’œil fixe, et où des lenticules empiétaient sur la surface de l’eau.
« On s’est bien entendus, ton père et moi, ai-je affirmé. On voit pareil sur plein de choses. On est comme deux larrons en foire. »
Julia s’est éloignée pieds nus dans l’herbe, la tête baissée, et j’ai galopé après elle dans mes bottes pour la rattraper. Je lui ai passé un bras autour des épaules.
« Quand ma sœur n’est pas là, je m’enferme à clef dans la chambre et je pleure dans mon oreiller ; ou parfois, je me déshabille et je vais nager dans l’étang pour qu’on ne remarque pas mes larmes, m’a-t-elle confié. Si j’avais une maison, j’aurais une pièce spéciale avec des murs bleu foncé, un divan en cuir et un tiroir rempli de mouchoirs.
— Qu’est-ce qui te rend si triste ? » ai-je demandé.
Elle m’a considéré un moment, puis elle est repartie en direction de la maison et s’est installée sur la balançoire, la joue contre l’une des cordes, pendant que je jouais doucement de l’harmonica, adossé à un sapin du Canada. Vers neuf heures, elle m’a raccompagné jusqu’à mon cheval et je lui ai offert le coupe-papier en teck et le flacon de parfum encore dans son écrin en velours que j’avais récupérés dans la ferme en vente aux enchères.
À cet instant, j’aurais voulu lui dire que je l’aimais ; que j’allais dégotter un boulot stable et l’épouser – ou décrocher le pactole et m’enfuir avec elle –, mais elle a posé un doigt sur mes lèvres et m’a tendu une page de son journal intime pliée en quatre.
« Ne lis pas tout de suite. Garde ça pour plus tard. »
Comme je m’éloignais, j’ai discerné sa silhouette devant la porte treillissée, puis celle-ci s’est refermée et j’ai arrêté mon cheval au milieu de la route sous la lune blanche. J’ai déchiré la feuille en la dépliant et je l’ai approchée de mon nez jusqu’à ce que je puisse déchiffrer ce qui était écrit. C’était un passage de la Bible : « Nous vous exhortons, frères, à faire encore de nouveaux progrès : ayez à cœur de vivre dans le calme, de vous occuper de vos propres affaires, et de travailler de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné, pour que votre conduite soit honorable au regard des gens du dehors, et que vous n’ayez besoin de personne. Première épître aux Thessalonitiens, chapitre 4, versets 10 à 13. »
Et là, ça a à peu près fini par rentrer.
Newcomb s’est activé, il a pris des contacts et trois des vachers aux côtés desquels j’avais manié le lasso au ranch Bar X Bar – les trois auxquels Bob m’avait soustrait car il les tenait pour de mauvaises fréquentations, Dick Broadwell, Bill Doolin et Bill Powers – ont débarqué fin juin et élu domicile à l’abri.
Dick Broadwell était un type comique et pétulant, le fils cadet d’une famille prospère d’Hutchinson, dans le Kansas. Il avait épousé à Fort Worth, au Texas, une jeunette qui avait décampé avec tout ce qu’il avait au bout de deux semaines à peine et il avait regagné, morose, le territoire sous le pseudonyme de Texas Jack Moore. Il était mince, pâle, docte, soupçonneux. Il portait des lunettes en toile pour se protéger des rafales de poussière et était dégarni sur tout l’avant du crâne, mais il avait de longs cheveux bruns d’une vingtaine de centimètres qui lui arrivaient dans les yeux quand le vent les ébouriffait comme les pages d’un livre. Il était du genre à relever n’importe quel défi – sauter du toit d’un wagon de marchandises, avaler une cigarette allumée, lancer un couteau entre ses orteils… Il se présenta à l’abri avec un chaton noir qu’il avait baptisé Turtle et qu’il nourrissait de sardines en boîte. Il avait sur les doigts des verrues qui évoquaient des choux-fleurs.
J’ai repéré Bill Powers à plus de quatre kilomètres de distance quand il s’est pointé au pas sur son cheval, au milieu de l’herbe qui s’élevait jusqu’à ses étriers en bois. Il observait solennellement les cèdres et le scintillement du soleil sur la rivière. Je me souviens qu’il avait un foulard rouge sur le nez à cause du pollen, le col de chemise boutonné, un fusil en travers de la selle et un étui à violon dans la main gauche. Il se faisait alors appeler Tim Evans. Je n’ai jamais découvert pourquoi. C’était un homme grand, propre, beau, bien élevé ; il portait une grande moustache, mais pas de favoris et il était aussi discret et flegmatique qu’un bon majordome. Il parlait couramment espagnol ; il était capable de faire durer une pipe deux heures ; il avait des ongles ébréchés aussi blancs que des touches de piano. Il avait coutume de s’asseoir sur la couchette inférieure des lits superposés avec une pipe en écume, un bidon d’huile et, étalés sur la couverture, les centaines de rouages, de chevilles et de rondelles d’un réveil, qu’il nettoyait tour à tour avec un mouchoir et accouplait les uns aux autres jusqu’à ce qu’il puisse se coucher avec le tic-tac du mécanisme près de son oreille. Il aimait déjeuner au soleil, les yeux fermés, ainsi que se balader au bord de la Canadian avec mes jumelles et un exemplaire des Oiseaux d’Amérique de John James Audubon pour identifier les espèces locales. Chaque fois, Broadwell lui criait : « Si jamais tu aperçois une poule sauvage à croupion rebondi, tu me préviens, d’accord ? » Et Powers souriait en frottant une allumette contre le foyer de sa pipe.
Le dernier à nous rejoindre fut Bill Doolin, qui venait de Eureka Springs, dans l’Arkansas, où il était aller prendre les eaux pour soulager ses rhumatismes et avait courtisé une fille de pasteur dénommée Edith Ellsworth, destinée à devenir sa femme. Doolin eut par la suite sa propre bande, dont fit partie mon frère Bill, mais alors, ce n’était qu’un cow-boy rouquin aussi dégingandé qu’un portemanteau, avec des yeux bleus de simplet, un air abattu et une moustache qui lui recouvrait la lèvre du bas. Une mule attachée à la queue de son cheval transportait sous une bâche ses poêles, ses moules à gâteau et ses bocaux d’épices – poivre de Cayenne, arrow-root et ciboulette, macis, graines d’aneth et clous de girofle, romarin, gingembre, basilic et thym. C’était un bon cuisinier, il passait aux fourneaux plus souvent qu’à son tour et il aurait pu rester avec nous plus longtemps s’il n’avait pas été si intimement persuadé qu’il valait bien deux hommes, qu’il était plus malin que Bob et qu’il était de facto le chef naturel de toute coterie à laquelle il appartenait. Il affichait un sourire narquois, n’écoutait pas ou émettait des objections chaque fois que mon frère prenait la parole. Il était par moments aussi rétif qu’un adolescent. Il se fit descendre au fusil de chasse par un membre d’un détachement commandé par le marshal adjoint Heck Thomas, dans un champ de maïs en 1895, après quoi on prit une photographie de son cadavre assis dans un fauteuil, torse nu, fixant le plafond de ses yeux bleus. Les impacts de chevrotine sur sa poitrine ressemblaient à des piécettes.
Après qu’il m’eut laissé avec les chevaux volés fin mai, mon frère loua un chariot et gagna une grande ferme à un peu moins de quarante kilomètres à l’ouest de Hennessey, que retapaient, décapaient et repeignaient en blanc trois Noirs embauchés à Dover. Bob gravit les marches de la véranda de derrière avec un filet d’oranges et l’un des ouvriers, sur une échelle, ôta son chapeau en feutre.
« La maîtresse de maison est par là ? s’enquit Bob.
— Mrs Jones, elle est dedans avec un aut’ missié. »
Ledit monsieur n’était autre que Blackface Charley Bryant qui avait fait halte pour une visite de courtoisie sur le chemin de l’hôtel Rock Island. Il avait abandonné ses bottes éculées près de la baratte, à l’arrière, et il était affalé sur un divan rouge, les pieds sur une table basse, tandis que Miss Moore, perchée sur un tabouret, suspendait des draperies blanches. Elle perçut le pas de Bob sur le carrelage de la cuisine et laissa choir ses rideaux. Bob entra, vêtu d’un pantalon en velours côtelé noir et d’une chemise bleue avec des boutons en nacre, venant de se recoiffer avec de l’eau de la cuisine.
« Ravi de faire votre connaissance, Mrs Jones, fit-il.
— Ça fait presque une semaine, répondit-elle.
— Je sais. » Il s’avança dans le salon et salua Bryant de la tête, tel un gars de la campagne. « Salut Charlie. Comment va ? »
Bryant croisa les jambes.
« Plutôt mollement. »
Bob sourit à Eugenia, la souleva de toute la force de ses bras du tabouret, la déposa par terre et leva le filet qu’il avait à la main.
« Je t’ai apporté des oranges. »
Elle l’embrassa.
« Je crois que nous devrions nous retirer à l’étage », suggéra-t-elle.
Ils montèrent jusqu’à une chambre percée de six hautes fenêtres et pourvue d’un lit en noyer sculpté, où ils passèrent l’après-midi. Ils entendaient les couteaux à mastic racler et chanter sur le bois, ainsi qu’une échelle à deux plans bringuebalante que l’on déplaçait autour de la maison. J’imagine que Bryant devait encore être sur le divan, en train de rogner la chair après la peau d’une orange quand Bob et Eugenia reparurent pour dîner de chili et de pain de maïs. Bryant récura le moule à pain avec son couteau et confectionna des boulettes avec les miettes.
« Je suis allée essayer des tabliers brodés dans un magasin de nouveautés à Hennessey et après avoir sollicité l’avis de plusieurs dames, je leur ai confié que je venais de divorcer d’une brute du nom de Harry Jones dans le territoire du Dakota et que j’avais pu racheter et remettre en état cette propriété grâce aux indemnités de divorce, raconta Eugenia. On n’avait jamais vu autant de compassion. »
Bryant eut un grand sourire.
« C’est pas la plus maligne, hein, Bob ? »
Mon frère tapa sur la table avec sa cuillère.
« En mon absence, cette maison t’est interdite, Charley. Je ne veux pas que tu t’approches d’Eugenia. Dès que tu t’en vas, je jette tes couverts au compost. »
Bryant se borna à sourire.
Bob se servit un café, puis reposa la cafetière sur le fourneau et examina le tablier qui y était accroché.
« C’est censé être quoi, sur les poches ? Des lys ?»
Miss Moore lança un coup d’œil, puis se retourna vers la table.
« Oui.
— Ne le mets jamais. Il me file des frissons dans le dos. »
Ce soir-là, après le départ de Bryant, Bob transbahuta à l’intérieur tout ce qu’il avait entassé dans le chariot : un rocking-chair à balustres et deux lampes décorées de fleurs roses, une couette ornée de cercles entrelacés, une chevrette, un cageot de pêches rembourré de papier journal contenant de la cristallerie de New York datant de 1848. Plus : deux recueils de poésie, l’un de Tennyson, l’autre de Longfellow ; un stylo à plume et un encrier ; de l’argenterie de prix Paul Revere, une table à abattants en cerisier et une belle huile authentique représentant Vénus et les quatre saisons.
« On ne peut pas acheter mieux, Miss, se vanta Bob. Vous avez déjà vu aussi somptueux dans le coin ? Hein ? La réponse est non. Ces articles sont d’une qualité digne de San Francisco – du premier au dernier. »
Plus tard, alors qu’ils étaient assis nus sur le lit à l’étage avec du Champagne tiède, à la lumière orangée d’une bougie blanche posée sur une chaise, elle le questionna :
« Ça te plaît qu’on ait peur de toi ?
— Oui.
— Tu préférais ton père à ta mère ?
— Oui.
— C’est Emmett, ton frère préféré ?
— Oui.
— Hum… Si tu avais le choix, tu désirerais plutôt vivre en ville ou à la campagne ? »
Bob versa du Champagne dans sa flûte en cristal et déposa la bouteille sur le sol. Il but en dévisageant Eugenia.
« En ville. À La Nouvelle-Orléans, peut-être. Au bord de l’océan.
— Tu rêves de moi ?
— Des fois.
— Je suis nue ?
— Oui. »
Elle eut un sourire et l’embrassa sur l’épaule. Elle se leva, vida le reste de la bouteille dans son propre verre et souffla la bougie.
« Quand tu es en moi, c’est comment ? »
Il baissa les yeux vers son verre et le finit.
« Pose-moi une autre question. »
Eugenia regarda par les hautes fenêtres. Le vent taquinait les rideaux. Elle fit rouler sa flûte contre sa joue.
« D’accord. Prends ton temps pour celle-là. Ne te contente pas d’une réponse rapide. À quoi penses-tu quand tu es tout seul ? »
Bob se balança en avant, le visage enfoui dans un oreiller qu’il tritura en marmonnant. Puis il trempa les lèvres dans le verre d’Eugenia et ferma les yeux.
« À quand je serai célèbre. Et à comme c’est pour bientôt. »
Il rouvrit les yeux comme s’il en avait assez dit.
« Tu peux faire plus long que ça, j’en suis sûre, insista-t-elle.
— À… quand… je… serai… célèbre… répéta-t-il au ralenti. Et… à… comme…
— Nigaud… »
Il lui baisa la main, appuya la tête sur les cuisses de Miss Moore et écarta les mèches blondes qui lui tombaient sur le front.
« Mon nom sera dans tous les journaux de New York, de Chicago et de Denver, reprit-il. Des gars qui m’ont tout juste croisé une fois prétendront qu’on faisait marcher une botteleuse ensemble et des gus de l’Est qui n’ont jamais marché dans une bouse inventeront des aventures dont je serai le héros pour les romans à dix cents de la collection Beadle. Je serai aussi réputé que Jesse James et quand je serai mort, on me volera mes vêtements, on vendra mes pistolets aux enchères et des inconnus se recueilleront sur ma tombe. J’ai hâte d’y être. »
Eugenia demeura immobile dans le noir.
« Tu veux que je te pose des questions à mon tour ?» proposa-t-il.